IX
SUR LE NARCISSISME

 

De ce qui fait acte.

Sexualité et libido.

Freud ou Jung.

L’imaginaire dans la névrose.

Le symbolique dans la psychose

 

 

 

Pour ceux qui n'étaient pas là la dernière fois, je vais situer l'utilité que je vois à faire intervenir maintenant l'article de Freud Zur Einführung des Narzissmus.

 

1

 

Comment pourrions-nous résumer le point où nous sommes parvenus ? Je me suis aperçu cette semaine, et non sans satisfaction, qu'il y a quelques-uns d'entre vous qui commencent à s'inquiéter sérieusement de l'usage systématique que je vous suggère ici, depuis un certain temps, des catégories du symbolique et du réel. Vous savez que j'insiste sur la notion du symbolique en vous disant qu'il convient de toujours en partir pour comprendre ce que nous faisons quand nous intervenons dans l'analyse, et spécialement quand nous intervenons positivement, à savoir par l'interprétation.

Nous avons été amenés à souligner cette face de la résistance qui se situe au niveau même de l'émission de la parole. La parole peut exprimer l'être du sujet, mais, jusqu'à un certain point, elle n'y parvient jamais. Nous voici maintenant arrivés à un moment où nous nous posons la question – comment se situent par rapport à la parole, tous ces affects, toutes ces références imaginaires qui sont communément évoqués quand on veut définir l'action du transfert dans l'expérience analytique? Vous avez bien senti que ça n'allait pas de soi.

La parole pleine est celle qui vise, qui forme la vérité telle qu'elle s'établit dans la reconnaissance de l'un par l'autre. La parole pleine est parole qui fait acte. Un des sujets se trouve, après, autre qu'il n'était avant. C'est pourquoi cette dimension ne peut être éludée de l'expérience analytique.

Nous ne pouvons pas penser l'expérience analytique comme un jeu, un leurre, une manigance illusoire, une suggestion. Elle met en cause la parole pleine. Dès ce point posé, vous avez déjà pu vous en apercevoir, beaucoup de choses s'orientent et s'éclairent, mais beaucoup de paradoxes et de contradictions apparaissent. Le mérite de cette conception est justement de faire apparaître ces paradoxes et ces contradictions, qui ne sont pas pour autant des opacités et des obscurcissements. C'est souvent, au contraire, ce qui apparaît harmonieux et compréhensible qui recèle quelque opacité. Et c'est inversement dans l'antinomie, dans la béance, dans la difficulté, que nous trouvons des chances de transparence. C'est sur ce point de vue que repose notre méthode, et, j'espère, notre progrès aussi.

La première des contradictions qui apparaît, c'est qu'il est assurément singulier que la méthode analytique, si elle vise à atteindre la parole pleine, parte par une voie strictement opposée, pour autant qu'elle donne comme consigne au sujet de délinéer une parole aussi dénouée que possible de toute supposition de responsabilité, et qu'elle le libère même de toute exigence d'authenticité. Elle lui enjoint de dire tout ce qui lui passe par la tête. Par là même, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle lui facilite le retour à la voie de ce qui, dans la parole, est au-dessous du niveau de la reconnaissance et qui concerne le tiers, l'objet.

Nous avons toujours discerné deux plans sur lesquels s'exerce l'échange de la parole humaine – le plan de la reconnaissance en tant que la parole lie entre les sujets ce pacte qui les transforme, et les établit comme sujets humains communiquant – le plan du communiqué, où on peut distinguer toutes sortes de paliers, l'appel, la discussion, la connaissance, l'information, mais qui, au dernier terme, tend à réaliser l'accord sur l'objet. Le terme d'accord y est encore, mais l'accent est mis ici sur l'objet considéré comme extérieur à l'action de la parole, et que la parole exprime.

Bien entendu, l'objet n'est pas sans référence à la parole. Il est d'ores et déjà donné partiellement dans le système objectai, ou objectif, où il faut compter la somme de préjugés qui constituent une communauté culturelle, jusques et y compris les hypothèses, voire les préjugés psychologiques depuis les plus élaborés par le travail scientifique jusqu'aux plus naïfs et aux plus spontanés, qui ne sont certainement pas sans communiquer largement avec les références scientifiques, jusqu'à les imprégner.

Voici donc le sujet invité à se livrer en tout abandon à ce système – c'est aussi bien les connaissances scientifiques qu'il détient ou ce qu'il peut imaginer à partir des informations qu'il a de son état, de son problème, de sa situation, que ses préjugés les plus naïfs, sur lesquels reposent ses illusions, y compris ses illusions névrotiques, pour autant qu'il s'agit là d'une part importante de la constitution de la névrose.

Il semblerait – et c'est là qu'est le problème – que cet acte de la parole ne peut progresser que par la voie d'une conviction intellectuelle qui se dégageait de l'intervention éducatrice, c'est-à-dire supérieure, qui viendrait de l'analyste. L'analyse progresserait par endoctrination.

C'est cette endoctrination qu'on vise quand on parle de la première phase de l'analyse, qui aurait été intellectualiste. Vous pensez bien qu'elle n'a jamais existé. Peut-être y a-t-il eu alors des conceptions intellectualistes de l'analyse, mais ça ne veut pas dire qu'on faisait réellement des analyses intellectualistes – les forces qui sont authentiquement en jeu étaient là dès l'origine. Si elles n'avaient pas été là, l'analyse n'aurait pas eu l'occasion de faire ses preuves, et de s'imposer comme une méthode évidente d'intervention psychothérapique.

Ce qu'on appelle intellectualisation en cette occasion est tout autre chose que cette connotation qu'il s'agirait de quelque chose d'intellectuel. Mieux nous analyserons les divers niveaux de ce qui est en jeu, mieux nous arriverons à distinguer ce qui doit être distingué et à unir ce qui doit être uni, et plus notre technique sera efficace. C'est ce que nous essaierons de faire.

Donc, il doit bien y avoir autre chose que l'endoctrination qui explique l'efficacité des interventions de l'analyste. C'est ce que l'expérience a démontré être efficace dans l'action du transfert.

C'est là que commence l'opacité – en fin de compte, qu'est-ce que le transfert?

Dans son essence, le transfert efficace dont il s'agit, c'est tout simplement l'acte de la parole. Chaque fois qu'un homme parle à un autre d'une façon authentique et pleine, il y a, au sens propre, transfert, transfert symbolique – il se passe quelque chose qui change la nature des deux êtres en présence.

Mais il s'agit là d'un autre transfert que celui qui s'est d'abord présenté dans l'analyse non seulement comme un problème, mais comme un obstacle. Cette fonction, en effet, est à situer sur le plan imaginaire. C'est pour la préciser qu'ont été forgées les notions que vous savez, répétition des situations anciennes, répétition inconsciente, mise en action d'une réintégration d'histoire – histoire en un sens contraire à celui que je promeus, puisqu'il s'agit d'une réintégration imaginaire, la situation passée n'étant vécue dans le présent, à l'insu du sujet, que pour autant que la dimension historique est par lui méconnue – je n'ai pas dit inconsciente, vous le remarquerez. Toutes ces notions sont introduites, pour définir ce que nous observons, et elles ont le prix d'une constatation empirique assurée. Elles n'en dévoilent pas pour autant la raison, la fonction, la signification de ce que nous observons dans le réel.

Vouloir qu'on rende raison de ce qu'on observe, peut-être me direz-vous que c'est être trop exigeant, manifester trop d'appétit théorique. Certains esprits brutaux désireraient peut-être nous imposer ici une barrière.

Il me semble pourtant que la tradition analytique à cet endroit ne se distingue pas par l'absence d'ambition – il doit y avoir des raisons pour ça. D'ailleurs, justifiés ou non, entraînés ou non par l'exemple de Freud, il n'y a guère de psychanalystes qui ne soient tombés dans la théorie de l'évolution mentale. Cette entreprise métapsychologique-là est à la vérité tout à fait impossible, pour des raisons qui se dévoileront plus tard. Mais on ne peut pratiquer, même une seconde, la psychanalyse sans penser en termes métapsychologiques, comme M. Jourdain était bien forcé de faire de la prose, qu'il le voulût ou non, dès lorsqu'il s'exprimait. Ce fait est véritablement structural de notre activité.

J'ai fait allusion la dernière fois à l'article de Freud sur l'amour de transfert. Vous savez la stricte économie de l'oeuvre de Freud, et combien on peut dire qu'il n'a jamais abordé vraiment de sujet qu'il ne fût urgent, indispensable, de traiter – au cours d'une carrière qui était à peine à la mesure de la vie humaine, surtout si l'on songe à quel moment de sa vie concrète, biologique, il a commencé son enseignement.

Nous ne pouvons pas ne pas voir que l'une des questions les plus importantes de la théorie analytique, c'est de savoir quel est le rapport qu'il y a entre les liens de transfert et les caractéristiques, positive et négative, de la relation amoureuse. L'expérience clinique en témoigne, et du même coup, l'histoire théorique des discussions promues à propos de ce qu'on appelle le ressort de l'efficacité thérapeutique. Ce sujet est en somme à l'ordre du jour depuis les années 1920 à peu près – Congrès de Berlin, d'abord, Congrès de Salzbourg, Congrès de Marienbad. Depuis cette époque, on n'a jamais fait que se demander l'utilité de la fonction du transfert dans le maniement que nous faisons de la subjectivité de notre patient. Nous avons même isolé quelque chose qui va jusqu'à s'appeler, non pas seulement névrose de transfert – étiquette nosologique qui désigne ce dont le sujet est affecté – mais névrose secondaire, névrose artificielle, actualisation de la névrose dans le transfert, névrose qui noue dans ses fils la personne imaginaire de l'analyste.

Nous savons tout cela. Mais la question reste obscure de ce qui fait le ressort de ce qui agit dans l'analyse. Je ne parle pas des voies par lesquelles nous agissons parfois, mais de la source même de l'efficacité thérapeutique.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que la plus grande diversité d'opinion s'étale sur ce sujet dans la littérature analytique. Pour remonter aux discussions anciennes, vous n'avez qu'à vous reporter au dernier chapitre du petit bouquin de Fenichel. Il ne m'arrive pas souvent de vous recommander la lecture de Fenichel, mais pour ces données historiques, il est un témoin très instructif. Vous verrez la diversité des opinions – Sachs, Rado, Alexander – quand la question a été abordée au congrès de Salzbourg. Vous y verrez aussi le nommé Rado annoncer dans quel sens il compte pousser la théorisation du ressort de l'efficacité analytique. Chose singulière, après avoir promis de mettre noir sur blanc la solution de ces problèmes, il ne l'a jamais fait.

Il semble que quelque mystérieuse résistance agisse pour que la question reste dans une ombre relative, qui n'est pas seulement due à son obscurité propre, puisque des lumières fulgurantes apparaissent quelquefois chez tel des chercheurs, des sujets méditants. On a vraiment le sentiment que la question est souvent entrevue, approchée d'aussi près que possible, mais qu'elle exerce je ne sais quelle répulsion qui interdit une mise en concepts. Là peut-être plus qu'ailleurs, il est possible que l'achèvement de la théorie et même son progrès, soient sentis comme un danger. Ce n'est pas exclu. C'est sans doute l'hypothèse la plus favorable.

Les opinions qui se manifestent au cours des discussions sur la nature du lien imaginaire établi dans le transfert ont la relation la plus étroite avec la notion de rapport objectal.

Cette dernière notion est maintenant venue au premier plan de l'élaboration analytique. Mais vous savez combien la théorie est hésitante sur ce point aussi.

Prenez par exemple l'article fondamental de James Strachey, paru dans l’International Journal of Psycho-analysis, sur le ressort de l'efficacité thérapeutique. C'est un texte des mieux élaborés, qui met tout l'accent sur le rôle du sur-moi. Vous verrez à quelles difficultés mène cette conception, et le nombre d'hypothèses supplémentaires que ledit Strachey est amené à introduire pour la soutenir. Il pose que, par rapport au sujet, l'analyste occuperait la fonction du surmoi. Mais la théorie selon laquelle l'analyste est purement et simplement le support de la fonction du surmoi ne peut tenir, puisque cette fonction est précisément un des ressorts les plus décisifs de la névrose. Il y a donc un cercle. Pour en sortir, l'auteur est contraint d'introduire la notion de surmoi parasite – hypothèse supplémentaire que rien ne justifie, mais que motivent les contradictions de son élaboration. D'ailleurs, il est forcé d'aller trop loin. Pour soutenir l'existence de ce surmoi parasite dans l'analyse, il lui faut poser qu'entre le sujet analysé et le sujet analyste se passe une série d'échanges, d'introjections et de projections, qui nous portent au niveau des mécanismes de constitution des bons et mauvais objets – introduits par Mélanie Klein dans la pratique de l'école anglaise. Cela n'est pas sans présenter le danger d'en faire renaître sans repos.

On peut situer la question des rapports entre l'analysé et l'analyste sur un tout autre plan – sur le plan du moi et du non-moi, c'est-à-dire sur le plan de l'économie narcissique du sujet.

Aussi bien, depuis toujours, la question de l'amour de transfert a-t-elle été liée, trop étroitement, à l'élaboration analytique de la notion de l'amour. Il ne s'agit pas de l'amour en tant que l'Éros – présence universelle d'un pouvoir de lien entre les sujets, sous-jacente à toute la réalité dans laquelle se déplace l'analyse – mais de l'amour-pas-sion, tel qu'il est concrètement vécu par le sujet, comme une sorte de catastrophe psychologique. La question se pose, vous le savez, de savoir en quoi cet amour-passion est, en son fondement, lié à la relation analytique.

Après vous avoir dit quelque bien du livre de Fenichel, il faut que je vous en dise un peu de mal. Il est aussi amusant que frappant de constater l'espèce de révolte, voire d'insurrection, que semblent provoquer chez M. Fenichel les remarques extraordinairement pertinentes de deux auteurs sur les rapports de l'amour et du transfert. Ils mettent l'accent sur le caractère narcissique de la relation d'amour imaginaire, et montrent comment et combien l'objet aimé se confond, par toute une face de ses qualités, de ses attributs, et aussi de son action dans l'économie psychique, avec l'idéal du moi du sujet. On voit alors se conjoindre curieusement le syncrétisme général de la pensée de M. Fenichel et cette voie moyenne qui est la sienne et qui lui fait éprouver de la répugnance, une phobie véritable devant le paradoxe que présente cet amour imaginaire. L'amour imaginaire participe en son fond de l'illusion, et M. Fenichel éprouve une sorte d'horreur à voir ainsi dévalorisée la fonction même de l'amour.

Il s'agit précisément de ça – qu'est-ce que c'est que cet amour, qui intervient en tant que ressort imaginaire dans l'analyse? L'horreur de Fenichel nous renseigne sur la structure subjective du personnage en question.

Eh bien, pour nous, ce que nous avons à repérer, c'est la structure qui articule la relation narcissique, la fonction de l'amour dans toute sa généralité et le transfert dans son efficacité pratique.

Pour vous permettre de vous orienter à travers les ambiguïtés qui se renouvellent à chaque pas dans la littérature analytique et dont je pense que vous vous êtes aperçus, il y a plus d'une méthode. Je pense vous enseigner des catégories nouvelles qui introduisent des distinctions essentielles. Ce ne sont pas des distinctions extérieures, scolastiques, et en extension – opposant tel champ à tel champ, multipliant les bipartitions à l'infini, mode de progrès qui consiste à introduire toujours des hypothèses supplémentaires. Cette méthode est permise sans doute mais pour ma part je vise à un progrès en compréhension.

Il s'agit de mettre en valeur ce qu'impliquent des notions simples, qui existent déjà. Il n'y a pas intérêt à décomposer indéfiniment comme on peut le faire – comme cela a été fait dans un travail remarquable sur la notion de transfert. Je préfère laisser à la notion de transfert sa totalité empirique, tout en marquant qu'elle est plurivalente et qu'elle s'exerce à la fois dans plusieurs registres, le symbolique, l'imaginaire et le réel.

Ce ne sont pas là trois champs. Jusque dans le règne animal, vous avez pu voir que c'est à propos des mêmes actions, des mêmes comportements qu'on peut distinguer précisément les fonctions de l'imaginaire, du symbolique et du réel, pour la raison qu'elles ne se situent pas dans le même ordre de relations.

Il y a plusieurs façons d'introduire les notions. La mienne a ses limites, comme tout exposé dogmatique. Mais son utilité est d'être critique, c'est-à-dire de survenir au point où l'effort empirique des chercheurs se rencontre avec une difficulté à manier la théorie déjà existante. C'est ce qui fait l'intérêt de procéder par la voie du commentaire de textes.

 

2

 

Le docteur Leclaire commence la lecture et le commentaire des premières pages de l'Introduction au narcissisme. Interruption.

 

Ce que Leclaire dit là est tout à fait juste. Il y a pour Freud un rapport entre une chose x qui est passée sur le plan de la libido, et le désinvestissement du monde extérieur qui est caractéristique des formes de démence précoce – entendez cela dans un sens aussi large que vous pourrez. Or, poser le problème en ces termes engendre des difficultés extrêmes dans la théorie analytique, telle qu'elle est constituée à ce moment-là.

Il faut se reporter pour le comprendre aux Trois Essais sur la théorie de la sexualité auxquels renvoie la notion de l'autoérotisme primordial. Qu'est-ce que cet autoérotisme primordial, dont Freud pose l'existence? Il s'agit d'une libido qui constitue les objets d'intérêts et qui, par une sorte d'évasion, de prolongement, de pseudopodes, se répartit. C'est à partir de cette émission par le sujet de ses investissements libidinaux, que se ferait son progrès instinctuel et que s'élaborerait son monde, selon sa structure instinctuelle propre. Cette conception ne fait pas difficulté tant que Freud laisse hors du mécanisme de la libido tout ce qui se rapporte à un autre registre que celui du désir comme tel. Le registre du désir est pour lui une extension des manifestations concrètes de la sexualité, un rapport essentiel que l'être animal entretient avec l’Umwelt, son monde. Vous voyez donc que cette conception est bipolaire – d'un côté le sujet libidinal, de l'autre le monde.

Or, cette conception défaille, Freud le savait bien, si l'on généralise à l'excès la notion de la libido, car, ce faisant, on la neutralise. N'est-il pas évident, de plus, qu'elle n'apporte rien d'essentiel à l'élaboration des faits de la névrose si la libido fonctionne à peu près comme ce que M. Janet appelait la fonction du réel ? La libido prend son sens, au contraire, de se distinguer des rapports réels ou réalisants, de toutes les fonctions qui n'ont rien à faire avec la fonction de désir, de tout ce qui touche aux rapports du moi et du monde extérieur. Elle n'a rien à voir avec d'autres registres instinctuels que le registre sexuel, avec ce qui touche par exemple au domaine de la nutrition, de l'assimilation, de la faim pour autant qu'elle sert à la conservation de l'individu. Si la libido n'est pas isolée de l'ensemble des fonctions de conservation de l'individu, elle perd tout sens.

Or, dans la schizophrénie, il se passe quelque chose qui perturbe complètement les relations du sujet au réel, et noie le fond avec la forme. Ce fait pose tout d'un coup la question de savoir si la libido ne va pas beaucoup plus loin que ce qui a été défini en prenant le registre sexuel comme noyau organisateur, central. C'est là que la théorie de la libido commence à faire problème.

Elle fait si bien problème qu'elle a été effectivement mise en cause. Je vous le montrerai quand nous analyserons le commentaire par Freud du texte écrit par le président Schreber. C'est au cours de ce commentaire que Freud se rend compte des difficultés que pose le problème de l'investissement libidinal dans les psychoses. Et il emploie alors des notions assez ambiguës pour que Jung puisse dire qu'il a renoncé à définir la nature de la libido comme uniquement sexuelle. Jung franchit décidément ce pas, et introduit la notion d'introversion, qui est pour lui – c'est la critique que lui fait Freud – une notion ohne Unterscheidung, sans aucune distinction. Et il aboutit à la notion vague d'intérêt psychique, qui confond en un seul registre ce qui est de l'ordre de la conservation de l'individu et ce qui est de l'ordre de la polarisation sexuelle de l'individu dans ses objets. Il ne reste plus qu'une certaine relation du sujet à lui-même que Jung dit être d'ordre libidinal. Il s'agit pour le sujet de se réaliser en tant qu'individu en possession des fonctions génitales.

La théorie psychanalytique a été depuis lors ouverte à une neutralisation de la libido qui consiste, d'un côté, à affirmer fortement qu'il s'agit de libido, et de l'autre, à dire qu'il s'agit simplement d'une propriété de l'âme, créatrice de son monde. Conception extrêmement difficile à distinguer de la théorie analytique, pour autant que l'idée freudienne d'un autoérotisme primordial à partir de quoi se constitueraient progressivement les objets est presque équivalente dans sa structure à la théorie de Jung.

Voilà pourquoi, dans l'article sur le narcissisme, Freud revient sur la nécessité de distinguer libido égoïste et libido sexuelle. Vous comprenez maintenant une des raisons qui lui ont fait écrire cet article.

Le problème est pour lui extrêmement ardu à résoudre. Tout en maintenant la distinction des deux libidos, il tourne pendant tout l'article autour de la notion de leur équivalence. Comment ces deux termes peuvent-ils être rigoureusement distingués si on conserve la notion de leur équivalence énergétique, qui permet de dire que c'est pour autant que la libido est désinvestie de l'objet qu'elle revient se reporter dans l'ego? Voilà le problème qui est posé. De ce fait, Freud est amené à concevoir le narcissisme comme un processus secondaire. Une unité comparable au moi n'existe pas à l'origine, nicht von Anfang, n'est pas présente depuis le début dans l'individu, et l’Ich a à se développer, entwickeln werden. Les pulsions autocratiques, au contraire, sont là depuis le début.

Ceux qui sont un peu rompus à ce que j'ai apporté verront que cette idée confirme l'utilité de ma conception du stade du miroir. L'Urbild, qui est une unité comparable au moi, se constitue à un moment déterminé de l'histoire du sujet, à partir de quoi le moi commence de prendre ses fonctions. C'est dire que le moi humain se constitue sur le fondement de la relation imaginaire. La fonction du moi, écrit Freud, doit avoir eine neue psychische... Gestalt. Dans le développement du psychisme, quelque chose de nouveau apparaît dont la fonction est de donner forme au narcissisme. N'est-ce pas marquer l'origine imaginaire de la fonction du moi ?

Dans les deux ou trois conférences qui suivront, je préciserai quel usage à la fois limité et plural doit être fait du stade du miroir. Je vous enseignerai pour la première fois, à la lumière du texte de Freud, que deux registres sont impliqués à ce stade. Enfin, si je vous ai indiqué la dernière fois que la fonction imaginaire contenait la pluralité du vécu de l'individu, je vais vous montrer qu'on ne peut la limiter à cela – à cause de la nécessité de distinguer les psychoses et les névroses.

 

3

 

Ce qui est maintenant important à retenir du début de l'article, c'est la difficulté que Freud éprouve à défendre l'originalité de la dynamique psychanalytique contre la dissolution jungienne du problème.

Selon le schéma jungien, l'intérêt psychique va, vient, sort, rentre, colore, etc. Il noie la libido dans le magma universel qui serait au fond de la constitution du monde. C'est retrouver là une pensée très traditionnelle dont on voit bien la différence avec la pensée analytique orthodoxe. L'intérêt psychique n'est là rien d'autre qu'un éclairage alternatif qui peut aller, venir, se projeter, se retirer de la réalité, au gré de la pulsation du psychisme du sujet. C'est une jolie métaphore, mais qui n'éclaire rien dans la pratique, comme le souligne Freud. Elle ne permet pas de saisir les différences qu'il peut y avoir entre le retrait dirigé, sublimé, de l'intérêt pour le monde auquel peut arriver l'anachorète, et celui du schizophrène, dont le résultat est pourtant structuralement distinct puisque le sujet se retrouve parfaitement englué. Beaucoup de remarques cliniques ont sans doute été apportées par l'investigation jungienne, intéressante par son pittoresque, par son style, par les rapprochements qu'elle établit entre les productions de telle ascèse mentale ou religieuse avec celles des schizophrènes. Il y a peut-être là une approche qui a l'avantage de donner couleur et vie à l'intérêt des chercheurs, mais qui n'a assurément rien élucidé dans l'ordre des mécanismes – Freud ne manque pas de le souligner assez cruellement au passage.

Ce dont il s'agit pour Freud, c'est de saisir la différence de structure qui existe entre le retrait de la réalité que nous constatons dans les névroses et celui que nous constatons dans les psychoses. Une des distinctions majeures s'établit d'une façon surprenante – surprenante en tout cas pour ceux qui ne se sont pas étreints avec ces problèmes.

Dans la méconnaissance, le refus, le barrage opposé à la réalité par le névrotique, nous constatons un recours à la fantaisie. Il y a là fonction, ce qui dans le vocabulaire de Freud ne peut renvoyer qu'au registre imaginaire. Nous savons combien les personnes et les choses de l'entourage du névrosé changent entièrement de valeur, et ce par rapport à une fonction que rien ne fait obstacle à désigner – sans chercher au-delà de l'usage commun du langage – comme imaginaire. Imaginaire renvoie ici – premièrement, au rapport du sujet avec ses identifications formatrices, c'est le sens plein du terme d'image en analyse – deuxièmement, au rapport du sujet au réel dont la caractéristique est d'être illusoire, c'est la face de la fonction imaginaire le plus souvent mise en valeur.

Or, à tort ou à raison, peu nous importe pour l'instant, Freud souligne qu'il n'y a rien de semblable dans la psychose. Le sujet psychotique, s'il perd la réalisation du réel, ne retrouve, lui, aucune substitution imaginaire. C'est cela qui le distingue du névrotique.

Cette conception peut paraître à première vue extraordinaire. Vous sentez bien qu'il faut faire là un pas dans la conceptualisation pour suivre la pensée de Freud. Une des conceptions les plus répandues, c'est que le sujet délirant rêve, qu'il est en plein dans l'imaginaire. Il faut donc que, dans la conception de Freud, la fonction de l'imaginaire ne soit pas la fonction de l'irréel. Sans quoi on ne verrait pas pourquoi il refuserait au psychotique l'accès de l'imaginaire. Et comme Freud sait en général ce qu'il dit, nous devrons chercher à élaborer ce qu'il veut dire sur ce point.

C'est ce qui nous introduira à une élaboration cohérente des rapports de l'imaginaire et du symbolique, puisque c'est là un des points sur lesquels Freud porte avec le plus d'énergie cette différence de structure. Quand le psychotique reconstruit son monde, qu'est-ce qui est d'abord investi ? Vous allez voir dans quelle voie, inattendue pour beaucoup d'entre vous, cela nous engage – ce sont les mots. Vous ne pouvez pas ne pas reconnaître là la catégorie du symbolique.

Nous pousserons plus loin ce qu'amorce cette critique. Nous verrons que ce pourrait être dans un irréel symbolique, ou un symbolique marqué d'irréel, que se situe la structure propre du psychotique. La fonction de l'imaginaire est tout à fait ailleurs.

Vous commencez à voir, j'espère, la différence qu'il y a dans l'appréhension de la position des psychoses entre Jung et Freud. Pour Jung, les deux domaines du symbolique et de l'imaginaire sont là complètement confondus, alors qu'une des premières articulations que nous permet de mettre en valeur l'article de Freud, c'est la stricte distinction des deux.

Ce n'est aujourd'hui qu'un amorçage. Mais pour des choses aussi importantes, l'amorçage ne saurait être trop lent. Je n'ai fait qu'introduire – comme d'ailleurs le titre même de l'article l'exprime – un certain nombre de questions, qui ne s'étaient jamais posées. Ça vous donnera le temps de mijoter et de travailler un peu d'ici la prochaine fois.

Je voudrais la prochaine fois avoir, pour commenter ce texte, une collaboration aussi efficace que possible de notre ami Leclaire. Je ne serais pas fâché d'associer à ce travail Granoff, qui paraît avoir une propension spéciale à s'intéresser à l'article de Freud sur l'amour de transfert – ce pourrait être pour lui l'occasion d'intervenir que d'introduire cet article. Il y a un troisième article que j'aimerais bien confier à quelqu'un pour une fois prochaine. Il s'agit d'un texte qui se situe dans la métapsychologie de la même époque, et qui concerne étroitement notre objet – Compléments métapsychologiques à la doctrine des rêves, qu'on a traduit en français par La Théorie des rêves. Je le donne à quiconque voudra bien s'en charger – par exemple à notre cher Perrier, à qui ça donnera l'occasion d'intervenir sur le sujet des schizophrènes.

 

17 MARS 1954.